Ah bon, alors il allait nous faire une reprise des standards de son camarade Ray Charles, Mister Jonasz ? On le savait revenu de Los Angelesavec de nouveaux musiciens. Etait-ce un autre signe de piste ? Imperturbable, l'attaché de presse acquiesçait à toutes les hypothèses. Ajoutant seulement, sous la dégelée de coups de téléphone: "Vous allez voir, c'est du jamais vu".
L'envoyée spéciale de Chaud Devant a été la première de son espèce à voir. A l'entrée de la salle, Claude Wild (meilleur producteur de l'année) lui a confié une enveloppe scellée, à n'ouvrir qu'après le tomber de rideau, et une déclaration luminaire: "Avec ce spectacle, on va à l'inverse des règles actuelles du métier. Pas d'affichage, pas de pub, pas de promo, pas de nouvel album: on sortira en mars un enregistrement public. NRJ et le bouche à oreille ont rempli la Cigale depuis des mois". Cqfd: comme à la Sncf, l'impossible est possible.
Après la première partie (quatre en deux mois: Jacques Haurigné, Tsf, Sandoval, les Vengeurs masqués of Paris. Une heureuse initiative de Michel Jonasz, soutenue par les organismes professionnels, Paroles et musique et … Télérama), v'là Mister mystère qui déboule en costard bleu clouté d'étoiles. Le franco-slave ouvre le feu avec une chanson franco-anglaise. Swingante. Mais qu'est ce à dire ? Michael Johnace s'inscrit-il dans une stratégie carriériste internationale, et nécessaire transatlantique ? La question se pose. L'artiste répond. Où l'on découvre que le prix d'un billet on a droit à deux performances: celle de l'acteur, celle du chanteur.
L'acteur nous tient en haleine avec un conte de sa composition: c'est l'histoire d'un mec qui s'appelait Mister Swing, et qui avait pour groupie Jonasz. Swing swingue, aime distraitement sa fiancée Poussy jusqu'au jour où celle-ci manque à l'appel des coulisses. C'est alors que Swing a le blues.
Là, je résume, mais à la fin on sait que non, Jonasz et Swing, ce n'est pas du pareil au même: ce qu'ils ont en commun, c'est un ange qui veille. (Interpellé en coulisses, le conteur dément une parentèle de paire d'ailes avec le héros du dernier Wim Wenders. L'observateur s'émerveille de la cohabitations des anges dans nos campagnes. Bruno Ganz et Michel Jonasz se partagent la victoire des plus belles plumes de la création).
Il y a plein d'histoires dans l'histoire de Mister Swing - quand on veut faire savant, on appelle ça des mises en abîmes. Jonasz met cimes et en son des clins d'œil de métier: entonnons tous en chœur : La chanson des musiciens, La chanson du producteur, La chanson du compositeur. C'est le versant espiègle et ironiste du talent. Ce pourrait être un procédé, bien connu, notamment, des journalistes en panne d'inspiration: venez là cher public, que je vous raconte, en complice, les affres de la page blanche, les coulisses de l'exploit …
Mais Poussy n'est pas là. Et la soirée follement swing chavire en soul. Jonasz a fait de superbes petites sœurs à J'veux pas que tu t'en ailles. Son souffle nous coupe le souffle, sa musique saoule d'amour nous fait des bleus à l'âme. Et quand on n'en peut plus, quand on en chialerait - toute honte bue a le goût des larmes - il rend les armes, pirouette et nous redonne à rire …
Je ne vais pas tout vous raconter, quand même. Sauf que ça finit bien, sur une chanson sereine et ample, Om les hommes, qui nous laisse, comment dire pudiquement ces choses, heureux. Ca, ça ne se raconte pas. Juste encore le temps d'applaudir la virtuosité maîtrisée des éclairages, le feeling des musiciens, l'inventivité des arrangements. Juste saluer le jamais vu: la création d'un concert-concept, l'audace de seize chansons inédites.
Juste reprendre, mezzo voce:"Om les hommes tranquilles, laissez loin le bruit des villes, tous nos vieux navires ont fait naufrage, hissez les voiles pour aller respirer l'air du large"… Première escale à la cigale.
Anne-Marie Paquotte - pour Télérama du 20 janvier 1988